Dans la Roumanie de Ceausescu
ou une république bananière, ce genre de chose ne surprendrait pas
trop, j'imagine. Mais l'avoir sous mes yeux, ici, tous les jours, c'est
surréaliste." L'objet d'effarement de ce garde de sécurité, c'est un
aéroport flambant neuf au milieu de nulle part, à 40 kilomètres de
Castellon de la Plana, la principale ville du nord de la région de
Valence. Inauguré il y a un an et prévu pour accueillir 600 000
touristes annuels du sol y playa (soleil et plage), tout est en place,
la rocade autoroutière, la signalisation, la tour de contrôle, les halls
marbrés du terminal, une piste d'atterrissage conçue pour des Airbus, un parking gigantesque bordé de lampadaires design... Il n'y manque qu'une seule chose : les avions.
On ne risque pas d'en voir de sitôt, car,
"faute de moyens financiers", la direction n'a toujours pas sollicité
les autorisations nécessaires ni pris contact avec la moindre compagnie
aérienne. La facture est salée : 150 millions d'euros dépensés pour la
construction, 30 millions en publicité, 300 000 pour ériger à l'entrée
une colossale statue évoquant un culte de la personnalité à la
nord-coréenne - elle représente Carlos Fabra, le cacique provincial et
inspirateur du projet. Tout ce pactole, de l'argent public surtout, et
pas un seul avion. Depuis un an, la direction interdit l'accès aux
médias, n'autorisant qu'une poignée de visites à des gens du coin,
ahuris de déambuler sur un tarmac envahi par des colonies de lapins. À
Castellon, on l'a ironiquement baptisé le "premier aéroport piétonnier
du monde".
Le paradis des "eventos"
L'ubuesque et stérile démesure du lieu
illustre aussi bien l'actuelle gueule de bois d'une région exsangue que
l'ivresse des années champagne qui l'ont précédée. Lorsque, il y a une
dizaine d'années, Carlos Fabra lance ce projet, il a dans l'idée de
construire tout autour des macrolotissements - qui, finalement, ne
verront jamais le jour. Jusqu'à 2007, ce genre de lubie était monnaie
courante à Valence. Alors que les orangeraies du littoral laissaient
place à des cités-champignons pour vacanciers en chemise à fleurs, la
région valencienne flambait plus encore que les autres. Elle était
devenue la vitrine du "miracle espagnol", lorsque le crédit facile
boostait un BTP en état de grâce. Des constructeurs valenciens
(Banuelos, Roig, Ger...) faisaient irruption dans les listes de Forbes, figures enviées du Spanish dream.
Rien n'était trop grand pour des
dirigeants politiques décomplexés se targuant de damner le pion à la
Catalogne voisine : l'organisation de l'America's Cup, un circuit de
Formule 1 dans les rues de Valence, la fastueuse visite du pape Benoît XVI
en 2006, les studios de cinéma à Alicante, le parc d'attractions Terra
Mitica à Benidorm... La région est alors le paradis des eventos
(l'événementiel), congrès du tourisme, foires internationales, masters
de tennis... Le survolté président de la région, Francisco Camps,
apparaissait comme l'icône des nouveaux riches espagnols, n'hésitant
pas, pour célébrer chaque evento, à parader en Ferrari sous une pluie de
confettis. "Valence est le meilleur du meilleur", clamait-il avec
flamme. À Madrid, le Parti populaire (PP, centre droit) citait en
exemple le succès régional grâce à l'"extraordinaire gestion" de Camps.
"On vivait tous dans une sorte de soûlerie générale", se souvient
Vicente Boluda, le président des entrepreneurs valenciens.
La région cuve aujourd'hui sa cuite : la
ruine est aussi bien morale que financière. Francisco Camps,
"démissionné" en 2011, est poursuivi en justice pour avoir bénéficié de
pots-de-vin dans le cadre d'un vaste scandale de corruption ayant
souillé l'image de la région. "Le roi est nu", rigole un hôtelier.
Valence est devenue "le pire du pire", selon le quotidien économique Cinco Dias ;
les caisses publiques sont vides et, parmi les dix-sept communautés
autonomes (les régions), sa dette est la plus lourde - 21,5 % du PIB,
juste devant la Catalogne.
La cure d'austérité a gelé les chantiers
publics, entraîné la baisse des salaires des fonctionnaires et décuplé
les taxes universitaires. La menace de défaut plane. Heureusement, la
dette sera mutualisée avec l'Espagne
par le biais d'"hispanobonds". Sinon, la région valencienne n'aurait pu
honorer les 5 milliards d'euros qu'elle doit rendre d'ici à fin 2012.
Les investisseurs étrangers l'ont dans leur ligne de mire : elle doit
emprunter à un taux proche de 7 %, pire que le Portugal.
"Si on était une entreprise ou une nation indépendante, admet un
dirigeant local du PP, ce serait depuis longtemps la banqueroute."
Si l'Espagne a chuté, Valence a
dégringolé. "La région est un condensé du mirage de prospérité que fut
la fièvre immobilière. Personne ne voulait imaginer que cela allait
s'arrêter, c'était trop beau", diagnostique Josep Torrent, du quotidien El País.
En 1995, le gouvernement Aznar réforme la loi du sol : tout terrain est
désormais constructible. À Valence, perle méditerranéenne qui vivait
jusqu'alors de son agriculture, la voracité immobilière est spécialement
intense : de la monoculture de la naranja (l'orange) on passe en une
décennie à la monoculture du ladrillo (la brique). En bord de mer ou à
flanc de sierra pullulent les urbanizaciones, ces damiers de résidences
secondaires pour retraités britanniques ou espagnols lambda.
Bétonnage sans frein
Les crédits bancaires coulent alors à
flots, la connivence entre promoteurs et édiles facilite un bétonnage
sans frein, il n'y a pas de limites pour ces châteaux de sable.
Aujourd'hui, à l'aune de l'explosion de la bulle immobilière en 2007, on
fait le compte : sur le million de logements vides en Espagne, un quart
se trouvent sur les côtes valenciennes. Lestées d'actifs immobiliers
dits "toxiques", les deux caisses d'épargne historiques ont été
repêchées par l'État (CAM, 99 % de crédits liés au BTP ! ; Bancaja,
nationalisée), et Banco de Valencia a coulé. "Il faut le faire : en
moins d'un an, notre système financier a volé en éclats, s'indigne Ximo
Puig, président régional du Parti socialiste.
Tout cela parce qu'on a tout misé sur un seul secteur ; pendant ce
temps, nos industries traditionnelles - jouets, céramique, chaussures -
sont passées au second plan et manquent de compétitivité." Résultat des
courses : on est passé du quasi-plein-emploi à un chômage atteignant 28 %
!
La débauche de moyens est telle que,
souvent, c'est à se demander si les concepteurs de ces projets
pharaoniques - une nébuleuse d'élus et de constructeurs - n'avaient pas
pété les plombs. "Fous, ils ne l'étaient pas complètement, rigole Ximo
Puig. Ils ont certes dépensé tels des cheikhs du Golfe, mais sans
risquer un seul sou de leur poche, recourant toujours à de l'argent
public via les caisses d'épargne." Le premier fiasco, en 1995 : le parc
thématique Terra Mitica, à Benidorm ; il a coûté 377 millions d'euros,
bradé récemment au groupe privé Aqualandia pour six fois moins cher. À
Alicante, la Cité de la lumière agonisante, dont les studios de cinéma
plongent dans la mer, a englouti 300 millions d'euros, pour l'essentiel
des fonds européens.
Après pareille chute, on sombrerait
ailleurs dans la déprime la plus profonde. Pas ici. On est "un peu
tristes", tout au plus, chez ces Méditerranéens bons vivants : "Nadie te
quita lo bailado" ("personne ne peut t'enlever les plaisirs d'hier").
Les 6 millions d'habitants de la province semblent mus par une vitalité
insouciante. Maria Carmen, avocate résidant depuis douze ans à Alicante
mais d'origine navarraise, a cette explication : "C'est un peuple de
Fallas." Les Fallas, la fête dionysiaque annuelle, ce sont ces figures
en carton-pâte qu'on prépare pendant des mois, qu'on expose pendant des
jours, et qu'on brûle en quelques minutes. "Ça fait du bruit, c'est
hypercoloré, spectaculaire, vide à l'intérieur ; puis, pfft ! c'est
fini, plus de trace. Ils en raffolent."
"Du clinquant et de la frime"
Il n'est pas rare, ici, de souscrire un
crédit bancaire pour s'offrir un voyage à New York ou aux Caraïbes.
"Dans l'unique but, poursuit Maria Carmen, de raconter le voyage ! Et
puis, voyez les cadeaux dans tous les scandales de corruption dans la
région, des Rolex, des costards ultrachics, des filles, des traversées
en jet. Que du clinquant et de la frime !" Même l'enrichissement
illicite et les pots-de-vin ne scandalisent personne.
Retour à Castellon, direction le littoral.
À côté de l'ancien village de pêcheurs d'Oropesa del Mar se dresse face
à la mer le complexe résidentiel Marina d'Or, avec ses hôtels-spas, ses
arbres sculptés, ses restaurants kitsch et ses jardins d'enfants aux
figures mythologiques. Un rêve de classes moyennes endettées jusqu'au
cou. Dans ce qui ressemble à un monumental temple hindou, la maquette du
lotissement tente de séduire de nouveaux acheteurs. En vain. Et
pourtant. À Castellon, politiciens, entrepreneurs, commerçants, tous
croient dur comme fer que "cela va reprendre". On parle d'un prochain
débarquement de Russes, de Turcs, de Scandinaves... "C'est une simple
question de patience. Et alors, l'aéroport aura enfin des avions !"
assure José Roca, représentant des chefs d'entreprise locaux. Non loin
de là, Marina Golf attend son hypothétique clientèle, un macroprojet de
40 000 logements, 12 terrains de golf, une pléiade d'hôtels, et un
(énième) parc thématique, sur le cirque. Il s'intitule "Dix-sept ans de
monde d'illusions". Cela ne s'invente pas...
François Musseau pour le magazine LE POINT